La demande en mariage
1911
Il y avait une très jeune laitière, blonde et svelte, qui, très droite sur son petit banc et tenant les rênes d'une main habile, conduisait sa carriole tirée par un âne pour livrer le lait chaque matin.
Il y avait un fringant jeune homme, yeux bleus et moustache blonde assassine, qui, chaque matin, sortait de son domicile exactement à l'heure où la petite laitière arrivait...
La petite laitière ne regardait pas les passants, occupée à distribuer les pots et bouteilles devant chaque maison.
Le jeune homme ne regardait personne. Il était triste. Eprouvé par la perte d'un père qui, de plus, avait dilapidé la fortune familiale, il avait fait face en travaillant pour subvenir à ses besoins et ceux de sa mère. Il s'était fait "coupeur" dans la première entreprise de confection industrielle de la ville. Et puis,... Marguerite lui avait brisé le coeur...
Mais un matin, Cupidon était d'humeur joueuse et le soleil, crevant la nue laiteuse d'une aube hivernale, s'attarda quelque peu sur la petite laitière. Un rayon d'or sembla traverser la rue. Et le sourire de cette jeune frimousse remerciant le soleil d'hiver parvint jusqu'aux beaux yeux du gandin ! Il s'attarda pour la voir faire son ouvrage. Un joli tableau que cette petite, vive et alerte ! Le lendemain, il la guettait pour la saluer et le soir-même il demandait à sa mère si elle savait qui elle était...
A l'époque, on se "renseignait" sur les personnes pour savoir si elles étaient "fréquentables" et je pense que Madame Mère s'empressa de se "renseigner" afin d'oublier le souvenir même de ... Marguerite!
La jeune fille n'était pas tout à fait du même milieu social mais les filles peuvent s'élever par le mariage et... puisqu'on était ruiné !... Les rentes perdues, le rang de la personne n'avait plus beaucoup d'importance !... De toutes façons l'essentiel était l'élan de Georges s'accompagnant, bien sûr, de la réputation absolument sans contestation de la jeune fille et de sa famille. Or ils se trouvaient être des gens simples et honnêtes, fiers et courageux.
Et c'est ainsi que la visite de Madame Mère et de son cher fils fut annoncée à la famille de la jeune fille par une dame "entremetteuse".
Cet après-midi-là, à l'heure du porto, la famille endimanchée attendait dans le salon briqué. Les meubles avaient été cirés, le parquet brossé, les napperons lavés et repassés ; on avait retiré les housses des fauteuils. Il y avait de l'excitation dans l'air. ..
Madame Mère fit son entrée, de noir vêtue, très imposante, précédant son fils, sanglé dans son élégant pardessus, chapeau et canne à la main gantée de cuir "beurre frais"... Les hôtes furent reçus avec chaleur mais solennité et on les pria de s'asseoir...
-Chère Madame, cher Monsieur, vous n'ignorez pas que Monsieur mon fils a remarqué Mademoiselle votre fille. Il m'a dit avoir une inclination pour elle. C'est pourquoi j'ai l'insigne honneur de vous demander l'autorisation pour lui-même de fréquenter Mademoiselle Jeanne en vue d'un mariage...
Jeanne rougit et après un bref regard à la moustache assassine, baissa les yeux sur ses genoux. Elle pouvait voir quand même le léger tremblement des mains gantées qui faisaient tourner le chapeau... Les parents parlèrent... "Honorés de votre demande" .... "si notre fille est d'accord"...
Oh oui, elle est d'accord ! C'est lui ! Elle en est sûre! Pour le meilleur et pour le pire ! Il lui plaît ! Il la veut ; Elle le veut !
C'est cependant d'un oui timide, comme il sied à une jeune fille de vingt ans, qu'elle dira son acquiescement.
Lui seul saura qu'elle est forte, autoritaire et ardente !
Et je me rappelle que ma grand-mère répétait toujours : "Entre la connaissance et le mariage : vingt-neuf jours !"
C'est qu'elle a dû les compter !