Conte du lundi 133
Je ne demandais qu'à m'évader de cette fureur et de ce bruit. Je voulais voir autre chose que cette marée humaine dans les rues... Non, que je ne compatisse mais j'ai toujours eu horreur de la foule et des cris. Alors, oui, j'avais envie d'espace et de silence... Guillaume était d'accord pour partir ; il n'avait qu'une peur, c'est que sa voiture flambe dans notre quartier. Quel idiot ! Notre coin est si tranquille... Et puis, prendre la bagnole, c'était vraiment, mais vraiment très bête, avec tous les barrages et opéations escargot sur les routes... On a donc commencé à se disputer sur ce point. Tu le connais, Laura, comme il est entêté ! On a quand même pris la voiture et au premier blocage près de Rennes, il a fait demi-tour... Mais, sans moi. Cela dit, j'étais assez désemparée au milieu du carrefour. J'avais l'air très bête et complètement gelée avec mon sac à dos... J'avais un peu peur aussi au milieu de ces gens que je ne connaissais pas. Mais ils avaient l'air plus pacifistes que ceux de l'Avenue Carnot !
Pour me réchauffer, j'ai marché avec eux, à pas lent, un bon moment, autour du rond-point. Aux rares automobilistes qui s'aventuraient, ils expliquaient le pourquoi du mouvement et beaucoup avaient déjà, au moins sur leur tableau de bord, le fameux gilet fluorescent... De temps en temps, quelqu'un faisait passer une thermos avec du café ou un peu de brioche qu'ils partageaient. Ils étaient gentils, me souriaient. Ils m'ont demandé d'où je venais. Ils savaient que ça dérapait sur Paris. Ils avaient des opinions diverses : c'est pas nous, ça, c'est la racaille, c'est les gauchistes, c'est les ultras, c'est la police, c'est le gouvernement, ça déconsidère nos actions, c'est fait exprès, on veut pas nous entendre, la taxe, le gaz, les salaires, les retraites, l'ONU,... Alors, tu sais, Laura, je me suis dit qu'il fallait peut-être les écouter, ces gens qui déambulaient des heures dans le froid. Et j'ai appris, sur la route, puis dans un café, puis chez eux, leur vie, leur labeur, leurs rancunes, la solitude, la lassitude, le désespoir. J'ai vu des larmes, j'ai entendu la rage, la colère, le ressentiment. Nous sommes des nantis, Laura. Nous ne connaissons rien de la vie de ces gens. C'est facile quand tout roule pour toi. Mais, ils ont raison, pour combien de temps ? Nous nous leurrons volontairement. Beaucoup étaient au bord du goufre, beaucoup avaient faim et peur du lendemain. Et pourtant, ils m'ont ouvert leur porte et ont partagé leur pain, leurs soucis. J'ai eu honte de ces deux mondes qui s'ignorent ou s'évitent. J'ai vraiment eu honte. Je suis retournée marcher avec eux et discuter. Le soir, ils m'ont demandé où j'allais et je ne savais pas. J'ai demandé un hôtel et une famille m'a aussitôt offert l'hospitalité ; ils n'ont rien demandé en échange. J'ai juste pu aller leur chercher des croissants. J'ai évité de parler de moi et de ma vie parce que cela n'a aucun intérêt face à leurs difficultés. Ils se sont inquiété de savoir si je n'étais pas journaliste... Je ne leur ai pas donné tort.
Le lendemain, les discussions allaient toujours bon train et j'avais oublié mon désir d'isolement mais je ne pouvais pas m'incruster. J'avais vu sur leur mur une belle photo de l'Océan et j'ai demandé où c'était. C'était Saint-Brieuc. Et figure-toi que la fille de la maison s'est offerte à m'y conduire. Cent kilomètres plus loin, par de petites routes, nous arrivions à un village blanc, battu par les flots, avec un sentier côtier qui montait jusqu'aux falaises. Je l'ai regardée repartir sans savoir comment la remercier. J'ai laissé mon sac au café et j'ai marché, secouée, cinglée, glacée par le vent de la mer. J'ai marché longtemps, entre les nuages et les flots. Je peux te dire que là j'ai pleuré sur l'injustice, la tristesse de toutes ces choses. Et tout d'un coup, j'ai eu envie de rentrer, non pas dans mon univers feutré, mais pour retrouver le groupe, l'ambiance, l'entraide, l'écoute, le partage. J'ai ressenti empathie et compassion. C'en est fini de ma vie stérile et futile. Je voulais être solidaire, témoigner. Tout d'un coup, j'en ai eu assez de m'isoler. Alors a résonné en moi l'idée que "le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie"... J'ai même ressenti de la gratitude envers Guillaume qui, par son attitude, m'a offert ces rencontres et ce changement de cap.
© Lakévio