Conte du lundi 128
Ce pauvre grand benêt... Il en aura mis du temps pour se décider ! Depuis le temps que je désirais accrocher cette fleur à sa boutonnière ! Et maintenant, il ressemble plus à un grand-père mariant sa petite-fille qu'à un jeune marié ! Que d'années perdues... Si fier, si invincible, si rancunier finalement ! Comment passer à côté de sa chance en s'enfermant dans sa rancoeur, le regard ancré sur sa blessure d'amour-propre, les poings serrés sur le vide alors que ses élégantes mains auraient pu... Et rien. Raide, guindé, détourné de l'amour et ses attraits, revivant année après année le refus de l'aimée, flattant son chagrin comme un cheval rétif...
Il était beau. Il l'est toujours. Droit comme un i, le corps vigoureux et le cheveu à peine gris. Qui aurait dit ?... Mais on le sait bien que jamais le coeur ne se lasse. J'ai toujours espéré qu'il arrive à pardonner pour enfin vivre sa vie. Ce fut bien long... Je n'ai jamais renoncé à le voir heureux et attendri. Mais quoi, il aura fallu plus de quarante ans pour qu'il se défasse de son armure ? ... Il en a vu des mariages !... Toujours en retrait, sévère et ombrageux, lointain... J'avais peur qu'il refuse de conduire Odile à l'autel. Oui, même des années après ! Et pourtant, c'est peut-être cet événement qui l'a décidé. Il ne dira rien, l'animal ! Secret, comme toujours. Discret sur l'intime sentiment... Voici, il est prêt, il a encore belle allure !
Aujourd'hui encore, elle ne saura jamais ce qu'elle a été pour moi, mais je voudais remercier Anna. Pour sa patience, pour sa sagesse, pour les années de paix qu'elle a su apporter. C'est vrai, j'ai été un triste nigaud. Je me suis refusé au bonheur et c'est à elle que je dois de le tenir fermement aujourd'hui. Fermement et doublement ! Elle est très forte, Anna. Elle n'a pas besoin de tout ce blindage du coeur, de tous ces artifices pour faire croire que tout va bien, que rien ne vous touche. Elle est simple et bonne, un livre ouvert. Je l'ai fait souffrir aussi. C'est qu'il a été bien difficile de les voir tous heureux !..
Cela avait l'air si simple de décider de ne pas participer au bonheur ! Finalement, comme cela a été frustrant et fatigant. Chère Anna, elle a été veuve de bonne heure et j'ai admiré son courage. Et puis, c'est elle qui a voulu que je mène sa petite-fille à l'autel. Ce fut une grande émotion. A cause d'Anna. Grâce à Anna. Je ne savais pas... Lorsque elle a levé les yeux sur moi, je l'ai reconnue tout de suite. La grande amie de ma soeur, celle que je n'ai jamais cessé d'aimer... mais que je m'empêchais de nommer ma chérie. La fugitive, l'inaccessible que je n'ai jamais oubliée... Même si elle était à un autre, il n'y aurait personne qu'elle dans mes bras. Voilà ce que je m'étais juré...
- Et bien, mon cher Edmond, prêt à aller retrouver la mariée ?
- Anna, chère Anna. Merci à toi,ma soeur.
© Lakévio