Conte du lundi 117
Chloé avait l'habitude d'aller se baigner de bon matin lorsque la mer était encore fraîche. Bien avant que le soleil de plomb vienne inonder la crique, transforme l'eau en une chaude soupe et apporte son contingent de vacanciers sur le sable rosé. De la villa, elle connaissait un petit raccourci qui lui permettait, par les rochers verts, de gagner la plage. C'était un peu ardu, surtout au retour, lorsqu'il fallait escalader quelques rocs de porphyre, mais tellement plus rapide que le chemin interminable du Cap ! La lumière était alors absolument magnifique et l'eau si limpide, d'un bleu éblouissant, vous invitant à un plongeon immédiat. Et elle était seule. Absolument seule. Seule avec Le Chien qui l'attendait sur la plage.
Près de l'île, aucune vie encore sur les bateaux amarrés là. Dans le silence, d'une allure rapide, d'un mouvement fluide, elle allait jusque dans l'ombre des voiliers puis elle revenait se laissant porter par la vague vers le rivage où l'eau était plus claire et déjà plus chaude. Quand les bateaux repartiraient, elle pourrait à nouveau faire le tour de l'ile...
Elle aimait la crique rose à cette heure. les ombres longues, les rochers qui l'entouraient et s'enfonçaient dans la mer, fermant presque son petit domaine. Parfois, pour se sécher, elle grimpait en proue de ce navire figé. Elle se blotissait contre la roche tiède, fermait les yeux, écoutant le clapotis des vagues en dessous. Elle pouvait s'imaginer à bord...
C'est exactement sur ce rocher-là qu'elle l'avait vu deux matins de suite. Bronzé, immobile, tête levée vers le soleil, séchant sa nudité. La première fois, il ne l'avait pas remarquée. La seconde fois, il l'avait vue rentrer du large à la nage. Il l'avait bien observée puis, pudique sans doute, il était retourné à la mer de l'autre côté.
Ce matin-là, elle avait d'abord vu le canot sur le sable et cela l'avait bien agacée. Mais elle avait décidé de ne pas lâcher son territoire. Puis elle avait pensé que des gens aussi matinaux qu'elle devaient être aussi inoffensifs que les pêcheurs du Petit Port. Et puis, elle avait Le Chien ! Ils étaient trois, à l'ombre des rares pins. Deux hommes et elle reconnut le plus jeune qui les accompagnait. Grâce à Dieu, il était habillé ! Visiblement ils s'étaient baignés, leurs serviettes séchaient au soleil. En descendant, elle entendit l'un des hommes dire : "Ah ! qui n'a pas eu envie d'un pastis après un bain de mer pris en Méditerranée ne sait pas ce qu'est un bain de mer pris le matin en Méditerranée." En passant non loin d'eux, elle entendit les verres s'entrechoquer et les rires des hommes. Elle se glissa silencieusement dans l'onde claire, ondulant sur les algues jusqu'à retrouver le sable et l'eau bleue. Elle nagea longtemps au large. Elle espérait qu'ils partent mais chaque fois qu'elle approchait, elle entendait les voix et les voyait, animés et joyeux. Elle se décida enfin à sortir.
Ils la regardaient venir, ruisselante, épanouie, le corps sculpté par son maillot mouillé. Statue vivante d'une admirable beauté. Chloé vit la bouteille et les verres et lui. Un des hommes la héla : "Un petit verre ?" L'autre dit : "Oui ! Mademoiselle, venez trinquer !" Et celui du rocher, dont elle avait vu la nudité, ajouta : "Sil vous plaît !"
Cette demande appuyée la toucha. Le ton, la marque d'intérêt. Et puis, le fait que déjà Le Chien se tenait près d'eux, à battre de la queue, la gueule riante... Contre toute attente, elle s'approcha.
© Lakévio