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23 octobre 2017

conte du lundi 81

 

Francis Coates Jones 52

 

dictionnaire

pianiste

hortensia

bouée

affreux

mordant

pénible

éclairer

 

Hortensia était pianiste. Un jeune prodige comme il y en a peu. Depuis ses quatre ans, elle sillonnait le monde sur des scènes toutes plus prestigieuses les unes que les autres. Longtemps elle n'avait pas eu conscience que son enfance était bien différente des enfants de son âge. Les gammes et exercices ne lui pesaient pas et c'était même amusant d'aller sous toutes ces lumières, puis de saluer devant le grand trou noir d'où partaient des applaudissements et des bravos. Elle se rappelait quand même la première fois où elle avait réalisé que la foule joyeuse, gesticulante, colorée qui apparaissait devant elle lorsqu'on allumait les lustres était venue pour l'écouter., elle, si petite qu'on avait dû lui faire faire un tabouret spécial pour qu'elle atteigne le clavier. En fait, cela avait été assez pénible parce qu'elle avait pensé que ce n'était pas très juste ; les musiciens de l'orchestre méritaient davantage leur attention. Pour elle, c'était tellement facile. 

Prodige... Quand elle avait su lire - elle n'avait pas le temps d'aller en classe et peu celui d'étudier avec un précepteur qu'elle rencontrait épisodiquement - elle avait cherché ce mot dans le dictionnaire pour éclairer sa lanterne et comprendre pourquoi on la trouvait exceptionnelle. Elle avait aussi cherché ce mot et avait alors réalisé qu'elle était une exception et que cela était assez affreux. Elle n'était donc pas comme toutes les petites filles... Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas eu beaucoup d'occasion d'en rencontrer. Elle se rappelait d'une grande fille pâle aux nattes blondes, en robe blanche et souliers vernis qu'on lui avait amenée dans sa loge, assez semblable à elle-même finalement. Ce n'était sûrement pas cela une petite fille...

De ce jour, son esprit fut occupé à cette quête. Comment pouvait-elle savoir ? Son précepteur avait ri devant la question mais gentiment le lendemain il lui avait apporté Les Petites filles modèles d'une certaine Sophie Rostopchine. Sa mère avait rendu le livre en prenant un ton mordant pour parler à Monsieur Lelong. Alors, Hortensia avait profité de toutes les occasions pour regarder, observer, chaque fois qu'elle quittait sa demeure en voiture. Sur les trottoirs, des enfants avec des cartables, des sacs qui ressemblaient à des bagages. Certains portaient un uniforme, d'autres de drôles tenues colorées et poussaient un ballon. Ils couraient, jouaient, discutaient. Parfois elle en voyait dans les villes qui transportaient des instruments de musiques. Hortensia savait à présent qu'ils n'étaient pas prodiges. 

Elle prit l'habitude de se glisser hors de sa chambre dans les hôtels lorsqu'elle était en tournée dans l'espoir de croiser des enfants et de leur parler peut-être... Elle eut sa chance à Seattle où elle s'engouffra dans l'ascenseur derrière deux brunettes. Hortensia était ravie et les regardait, silencieuse, en les mangeant des yeux. Elles avaient de curieux vêtements qui laissaient voir leurs bras et leurs jambes et leur mère - ou peut-être leur nurse ? - portait dans ses bras une drôle de chose. Hortensia finit par demander ce que c'était... Les petites filles se regardèrent et pouffèrent.

- C'est une bouée ! T'es jamais allée à la piscine ?...

Hortensia les suivit sous la coupole sur le toit de l'hotel et les regarda se jeter à l'eau avec de grands éclats de rire. Ainsi c'était donc ça de vraies petites filles ? Elles jouaient avec leur mère dans de l'eau bleue... Hortensia reprit l'ascenseur pour redescendre. A chaque étage s'installait un peu plus en elle l'impression d'un vide. On lui avait pris quelque chose... Elle arriva finalement jusqu'au hall où elle alla s'asseoir, attristée, près d'une table où étaient posés de magnifiques bouquets qui ne manqueraient pas d'illuminer le Grand Salon et la Salle à Manger. Machinalement, elle prit les fleurs une à une pour les effeuiller. Il semblait que chacun des pétales représentait ce qu'elle ne connaissait pas et regrettait pourtant : aller à l'école et courir après un ballon, discuter avec d'autres enfants, porter un joli maillot et se plonger dans l'eau bleue d'une piscine... Simplement s'arrêter de faire toujours la même chose à longueur de jour, année après année et goûter à la tendresse d'une maman qui prendrait son temps...

 

© Lakévio

 

 

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Commentaires
J
Ma version, Saturne V revisitée façon jazz, peut se lire ici:<br /> <br /> http://www.jeanjacques666.eu/archives/2017/10/23/35793171.html<br /> <br /> Je passerai lire les textes demain soir.<br /> <br /> Je vous souhaite une bonne soirée.<br /> <br /> Jean-Jacques'60<br /> <br /> Berne, le 23 octobre 2017
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B
J'ai oublié le nom de cette jeune femme, contrainte depuis l'enfance à devenir pianiste prodige elle aussi, qui a dû attendre d'être adulte pour se révolter et lâcher le piano. Combien d'enfants (nageurs, musiciens,jours de tennis, champion de ski nautique) ont été des martyrs par l'ambition démesurés d'un père ! <br /> <br /> Magnifique texte qui m'a rappelé l'Effrontée
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E
la pauvre .... je crois que le pire dans l'histoire c'est que ce qui lui manquele plus c'est le rapport "maman enfant" tel qu'il doit être pour l'épanouissement de ce petit prodige! Elle traînera ce manque toute sa vie ! Je trouve ton histoire trèèès triste!
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A
joli texte
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A
bon, avec beaucoup de retard, à cause de skynet qui était "en maintenance" depuis vendredi jusqu'à aujourd'hui... (rondidju rondidju!!! comme dit Prunelle dans Gaston Lagaffe)<br /> <br /> http://adrienne.skynetblogs.be/archive/2017/10/23/r-comme-retard-8774091.html<br /> <br /> vous ne m'en voudrez pas si je vous lis à petites doses, au fil de la semaine et de mon peu de temps disponible?<br /> <br /> merci Lakévio pour cette excellente consigne!
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