Lessive
Au début du XXe siècle.
Un soleil très doux s'est levé, promesse d'une bonne et belle journée. Tout à fait idéale pour commencer la grande buée qui s'étalerait sur plusieurs jours. Chacun a trié son linge dans des corbeilles : les draps de six mois, les vêtements de travail, la laine et le linge fin. Sur le chemin du village, se pressent les femmes, poussant la brouette ou portant à deux les pièces à tremper et brosser à l'eau courante des rious (décrassage). C'est un va-et-vient affairé et très physique mais pour se donner du courage les lavandières chantent et plaisantent. S'il est facile de descendre les corbeilles de draps, c'est plus dur de les remonter lorsqu'ils sont mouillés.
Le grand cuvier, loué au tonnelier, a été installé au four banal où les hommes ont aussi apporté la chaudière et commencé à faire chauffer l'eau. On y lavera tout le linge du village. Celui-ci sera disposé par couches successives sur un vaste drap qui servira à filtrer les cendres et impuretés : les draps, le linge de corps, chemises de nuit et bonnets, vêtements de travail, blouses et biaudes, linge de maison puis torchons. La lessive ainsi accoutrée, on versera par-dessus les cendres des maisonnées sur dix ou quinze centimètres. le grand drap sera alors refermé sur le linge à laver.
Par la jalle, la gouttière ou tuyau qui relie le cuvier au récipient sur la chaudière, s'écoule le jus de lessive qui retourne chauffer, chaque fois rallongé par de l'eau propre. Cette eau est puisée très chaude mais non bouillante pour être reversée dans le cuvier. Ce transvasement va durer plusieurs heures jusqu'à ce que les femmes estiment que le linge est suffisamment propre.
Alors, les pièces de linge sont retirées avec un grand bâton de bois ou une grande pince et déposées sur des tréteaux pour qu'elles s'égouttent. Puis le linge est à nouveau trié afin que chacune puisse aller battre et rincer son bien au lavoir, à la rivière ou, comme La Grenadière, ma grand-mère paternelle, aux rious.
Ensuite il est étalé à même l'herbe des prés ou étendu au jardin ou au grenier, suivant le temps, parfois devant la cheminée ou le poêle si la salle est assez grande.
Lorsque, adolescente, j'ai retrouvé le battoir et la planche de ma grand-mère au riou où elle allait, je n'avais aucune idée du travail physique que la lessive en ce temps-là requérait... Cela est devenu si facile de nos jours avec les machines aux multi-programmes qui lavent toute seules et même sèchent ! Mais la bonne odeur de linge frais me renvoie toujours aux lessives à la maison de mon enfance - plus d'un demi-siècle après celles de La Grenadière - et surtout au moment de l'étendage. Voir le linge claquer au vent ou pendre sous le soleil, circuler entre les draps alignés, jouer aux ombres chinoises...