La Hiette
Photo de Jill Louise Campbell
Parfois le soir, de grands cris partaient du haut du village.
- Tiens, c'est encore la Hiette ! Ça la reprend !- La Hiette ?
- Oui. Elle est folle, la pauvre...
Voici qui était expéditif, radical, déterminé : la Hiette était folle.
Il y avait donc deux personnages inquiétants aux Buissonnets ; le Dof et la Hiette.
Le Dof, (voir ICI) on l'évitait. Il ne fallait pas le regarder. Alors, pourquoi Maman s'arrêtait-elle à la barrière du champ de la Hiette, pour discuter avec elle ? C'est qu'à ces moments-là, répondait-on à l'enfant, elle n'était pas folle. Ce n'était que quelques soirs... Peut-être les soirs de pleine lune ?... Certaines grandes personnes sont étranges et bien compliquées, pensait Miette en restant prudemment à trois pas de la barrière.
La Hiette, Henriette à l'Etat-Civil, vivait seule, comme Le Dof, dans une grande maison dont le portail s'ouvrait sur la route départementale. Ainsi, la bâtisse tournait le dos au chemin, et on ne pouvait voir si elle était autant à l'abandon que celle du voisin... Belle maison, beaux meubles, famille riche disaient les parents. Mais il y avait longtemps que La Hiette "battait la campagne" ! A présent elle battait parfois un ennemi imaginaire ou ses moutons.
Lorsqu'elle parlait à sa mère, La Hiette avait un visage calme, des yeux très bleus sous ses cheveux gris an broussaille et n'était pas toujours habillée en paysanne. Mieux valait ne pas voir à quoi elle ressemblait en ses nuits de folie...
Miette ne savait pas vraiment ce qui l'avait rendue "folle" mais elle avait entendu dire qu'elle était veuve et avait perdu deux enfants en bas âge. En tous cas, si le village ne la tenait pas à l'écart comme Le Dof, elle était surveillée car elle aurait pu se faire du mal ou en causer.
Le père de Miette n'avait jamais oublié combien elle avait pu être dangereuse durant la guerre. Obligé de prendre le maquis comme il vient dêtre dit, il avait caché sa famille dans son hameau d'origine. Le soir, papier aux fenêtres ou vitres bleutées, il écoutait, avec quelques voisins, la radio clandestine et avait quelques occupations secrètes par-delà les vallons. La Hiette, ayant alors certaines fréquentations vert-de-gris peu recommandables, - rappelons-nous que sa maison était sur la route, lieu de passage des troupes... - était un danger potentiel. Aussi, lorsqu'elle vint le narguer dans sa cour en ricanant : "je sais ce que tu fais, je vais te dénoncer", il ne put se contenir. A grandes enjambées il fut sur elle, la saisit par le bras et, les yeux dans les yeux, lui dit : "J'espère que tu sauras garder ta langue, sinon je ne donne pas cher de ta peau !" Et il lui cracha au visage.
Il n'était pas fier de son geste. Lorsqu'il racontait cette anecdote, il ajoutait toujours :
- C'était une pauvre fille... mais qui sait ce qui serait arrivé si elle avait parlé !...
Miette était déjà fort grande lorsque le village accompagna La Hiette à sa dernière demeure. Dans un taudis innommable et une puanteur effroyable, dans un très beau lit mais sous des monceaux de draps crasseux, on avait trouvé la vieille Hiette "passée pour toujours". En tirant le lit pour avoir accès au corps, le médecin et les voisins trouvèrent derrière des carcasses de mouton...
© Lakévio